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Reith sortit en trébuchant du placard et traversa la pièce, maintenant vide, en boitillant. Les murs étaient lisses – sans une fissure, sans une lézarde. C’était un véritable travail d’orfèvrerie. Il se baissa et effleura les trois protubérances. La paroi bascula. Il s’empara de la boîte qu’il ouvrit après une infime hésitation et en sortit le portefeuille. Il alla chercher dans le placard une caisse contenant de petites bouteilles sombres qui devaient avoir à peu près le même poids, la glissa dans la boîte et rangea le tout dans la cavité. Il effleura de nouveau les protubérances et la paroi revint en place. La muraille était aussi pleine et massive qu’auparavant.

Le portefeuille était incontestablement quelque chose de précieux. Si Reith réussissait à ne pas se faire prendre et à déchiffrer l’écriture des Pnume – deux éventualités apparemment aussi improbables l’une que l’autre – peut-être parviendrait-il à découvrir le chemin menant à la surface.

Il retourna au placard pour y prendre une houppelande qu’il revêtit et un capuchon. Celui-ci était un peu trop petit, mais en forçant et en tirant sur l’étoffe, il put néanmoins l’enfoncer pour dissimuler son visage. La coutume qu’avaient les Pnumekin de se montrer furtifs et d’éviter d’attirer l’attention allait lui rendre service. Aucun ne serait aussi furtif, aussi discret que lui ! Maintenant, il fallait s’éloigner et trouver un endroit retiré où il pourrait étudier à loisir les documents contenus dans le portefeuille. Il fourra celui-ci sous sa veste et quitta la salle par le couloir aux murs blancs en avançant silencieusement à la manière des Pnumekin.

Le passage était désert. Il aboutissait à un balcon dominant une vaste pièce bourdonnant d’activité. Le sol en était situé à quelque vingt pieds en dessous. Les murs étaient recouverts de diagrammes et d’idéogrammes. Au centre, de petits Pnumekin faisaient l’exercice : Reith était tombé sur une école.

En se tapissant dans l’ombre, il pouvait observer ce qui se passait en bas sans craindre de se faire remarquer. Il y avait trois groupes de vingt enfants des deux sexes, emmitouflés comme leurs aînés dans des houppelandes noires et coiffés de capuchons aux bords rabattus. Leurs visages blancs, effilés et émaciés, avaient une gravité presque cocasse. Nul ne parlait. Les yeux perdus dans le vide, ils marchaient à la queue leu leu, silencieusement, d’une allure solennelle. C’était une sorte de leçon de gymnastique. Trois femmes Pnumekin d’âge indéfinissable, habillées comme les hommes dont elles ne se différenciaient que par la taille plus petite et par leur expression un peu plus douce, s’occupaient d’eux.

Les enfants tournaient en rond et seul leur piétinement brisait le silence. Il n’y avait rien à glaner ici. Reith regarda dans tous les sens et, tournant à gauche, se remit en marche. Le boyau ogival dans lequel il s’était engagé débouchait sur un autre balcon surplombant une salle encore plus vaste que la première. C’était un réfectoire. Il y avait des tables et des bancs mais elle était vide à l’exception de deux Pnumekin assis très loin l’un de l’autre, tous deux penchés sur leur écuelle de bouillie. À cette vue, le Terrien se rappela qu’il avait faim.

Il y eut un bruit. Deux Pnumekin apparurent sur le balcon, l’un suivant l’autre, et le cœur de Reith se mit à cogner si fort dans sa poitrine qu’il craignit que les nouveaux venus ne l’entendent. Baissant la tête et courbant les épaules, il se remit en marche, espérant que son maintien pourrait passer pour celui d’un Pnumekin. Les deux intrus le croisèrent en détournant les yeux, leurs pensées à mille lieues de lui.

Un peu ragaillardi, Reith continua d’avancer. Très vite, la galerie s’élargit pour devenir une sorte d’esplanade à peu près circulaire d’où rayonnaient trois tunnels. Des marches taillées à vif dans la roche grise formaient un escalier tournant conduisant au niveau inférieur.

Les tunnels obscurs étaient sinistres et, tout compte fait, ils n’avaient rien de très prometteur. Reith hésita. Il était fatigué et ses efforts étaient dérisoires. Les diagrammes ne lui serviraient pas à grand-chose. Ce qu’il lui fallait, c’était qu’un Pnumekin l’aidât, de gré ou de force. De plus, il avait très faim. Il se dirigea précautionneusement vers l’escalier et, après quelques secondes d’indécision, se mit à le descendre à contrecœur, car chaque marche l’éloignait un peu plus de la surface. Il parvint à une petite pièce attenante au réfectoire. Une porte s’ouvrait sur ce qui devait être une cuisine et le Terrien jeta prudemment un coup d’œil de l’autre côté. Des Pnumekin s’activaient derrière des comptoirs. Vraisemblablement, ils étaient en train de préparer une collation pour les enfants qui faisaient l’exercice.

Reith battit tristement en retraite pour s’enfoncer dans une galerie latérale obscure et tranquille. Seuls quelques granules lumineux scintillaient au plafond. Quelques dizaines de mètres plus loin, le passage s’incurvait pour s’achever brutalement par un puits. Il y avait un gargouillement d’eau courante. Selon toute probabilité, il s’agissait d’une sorte de vide-ordures.

Reith s’arrêta pour réfléchir. Où aller ? Que faire ? Finalement, il rebroussa chemin et regagna la petite antichambre qu’il venait de quitter. Là, il découvrit une réserve où s’entassaient des caisses, des sacs et des cartons. Ce devaient être des vivres. Il hésita. Les cuisiniers devaient fréquemment y venir. En file indienne, les enfants émergèrent de la salle d’exercice, l’air morne, les yeux au sol. Le Terrien se réfugia dans l’entrepôt : des enfants s’apercevraient plus vite que des adultes de son aspect insolite. Il se recroquevilla derrière une pile de cartons ; ce n’était certainement pas la cachette la plus hermétique qui soit, mais elle n’était quand même que relativement précaire : si jamais quelqu’un pénétrait dans l’entrepôt, il avait de bonnes chances de ne pas attirer son attention. Il se détendit quelque peu et, sortant le portefeuille de souple cuir bleu, il l’ouvrit. Il se composait de feuillets d’un vélin d’une admirable finesse : les notations cartographiques étaient indiquées avec un soin méticuleux en noir, en rouge, en bistre, en vert et en bleu pâle, mais cet enchevêtrement de lignes n’apportait rien à Reith. Quant aux légendes, elles étaient rédigées en caractères indéchiffrables. Il referma tristement le portefeuille et le glissa de nouveau sous sa veste.

Les enfants prenaient des bols disposés sur un comptoir de la cuisine et regagnaient ensuite le réfectoire. Reith les regardait faire, l’œil collé à l’interstice que formaient deux cartons, torturé par la faim et la soif. Il fouilla dans un sac et constata qu’il contenait de l’herbe à pèlerin séchée, aliment très nutritif mais pas particulièrement appétissant. Les cartons recelaient des tubes remplis d’une pâte noire et grasse à la saveur rance et piquante – il devait s’agir d’un condiment.

L’attention du Terrien se porta de nouveau sur le comptoir. Tous les enfants s’étaient servis et avaient regagné le réfectoire avec leurs écuelles. L’office était désert mais il restait, bien en évidence, une demi-douzaine de bols et de flacons. Reith agit sans calculer. Quittant l’entrepôt, il s’approcha du comptoir en rentrant la tête dans les épaules, prit une écuelle et une bouteille, et regagna précipitamment sa cachette. L’écuelle était remplie d’une bouillie à base d’herbe à pèlerin mêlée de graines qui ressemblaient à des grains de raisins, de morceaux de viande pâle qu’accompagnaient deux tiges d’une espèce de céleri. En fait de boisson, le liquide de la bouteille était une bière légèrement pétillante dont l’âpreté n’était pas désagréable. À son goulot étaient fixées six espèces de gaufrettes rondes. Reith en goûta une qui l’écœura. Il mangea la bouillie, but la bière et se félicita de son esprit de décision.

Six enfants plus âgés entrèrent dans l’office. Sveltes, détachés, l’air morne et suffisant. Reith, qui les observait entre deux cartons, pensa que c’étaient des filles. Les cinq premières prirent leur écuelle et leur bouteille. La dernière, ne trouvant rien, s’immobilisa, désorientée, et le Terrien se rendit compte, non sans quelque remords, qu’il avait volé et dévoré son dîner. Tandis que ses compagnes rentraient dans le réfectoire, la fillette resta à attendre avec perplexité devant le comptoir.

Cinq minutes s’écoulèrent. Elle demeurait immobile, les yeux fixés au sol, sans prononcer un mot. Finalement, des mains invisibles posèrent devant elle un autre bol, un autre flacon. La petite Pnumekin prit son dû et, à son tour, se dirigea à pas lents vers le réfectoire.

Reith commençait à s’énerver. Il décida de rejoindre l’escalier. Là, il choisirait une galerie dans l’espoir de tomber sur un Pnumekin solitaire et bien informé qu’il pourrait maîtriser et menacer de mort. Il se leva mais dut aussitôt se tapir de nouveau dans sa cachette car les enfants commençaient à quitter le réfectoire. Un par un, ils regagnèrent sans bruit la salle d’exercice. Reith risqua un coup d’œil et battit encore une fois en retraite : c’étaient à présent les cinq grandes filles qui émergeaient du réfectoire. Elles se ressemblaient comme des poupées fabriquées à la chaîne : élancées, très droites, la peau aussi pâle et aussi mince que du parchemin, des sourcils incurvés noirs comme du charbon, des traits réguliers encore qu’un peu pointus. Elles portaient l’éternelle houppelande et l’éternel capuchon noir à bords rabattus qui soulignaient l’étrangeté et la bizarrerie de leurs corps de Terriennes qui n’avaient rien de terrestre.

Ç’aurait pû être la même personne tirée à cinq exemplaires, songea Reith qui se dit à l’instant même où cette idée lui passait par la tête que chacune avait des caractéristiques distinctes, trop subtiles pour qu’il puisse les déceler et qui la différenciait de ses compagnes. Toutes avaient le sentiment que leur existence individuelle était le centre du cosmos.

L’office était vide. Reith émergea de sa retraite et gagna l’escalier à grandes et rapides foulées. Il y arriva juste à temps : l’un des cuisiniers, sortant de la cuisine, entra dans l’entrepôt. Si le Terrien était resté quelques secondes de plus, il aurait été découvert. Le cœur battant, il se lança à l’assaut des marches… et s’arrêta net, retenant son souffle. Il avait perçu un léger bruit venant d’en haut : des pas étouffés. Pétrifié, il attendit. Le piétinement gagnait en force. Il vit apparaître une paire de pieds mouchetés de marbrures rouges et noires, puis le bord flottant d’une cape noire. C’était un Pnume. Le Terrien redescendit en toute hâte et, indécis, s’arrêta au pied de l’escalier. Où aller ? Il regarda tout autour de lui avec affolement. Dans l’entrepôt, le cuisinier, armé d’une louche, puisait des gousses d’herbe à pèlerin dans un sac. Les enfants occupaient la salle d’exercice. Il n’avait pas le choix : il enfonça sa tête dans les épaules et s’avança d’une démarche feutrée vers le réfectoire. Une jeune Pnumekin était installée à une table du milieu – c’était celle dont il avait réquisitionné le repas. Il s’assit à la place la plus discrète qu’il put trouver et attendit, ruisselant de sueur. Son camouflage manquait de crédibilité : un seul coup d’œil suffirait à trahir son identité.

Plusieurs minutes s’égrenèrent. Le silence régnait. La jeune Pnumekin s’attardait ; apparemment, elle appréciait beaucoup les gaufrettes. Enfin, elle se leva et s’apprêta à quitter les lieux. Reith baissa la tête, mais trop brusquement, trop sèchement. Son mouvement eut quelque chose de discordant. La jeune fille se retourna avec étonnement. Néanmoins, son conditionnement était puissant : elle ne le regarda pas en face. Mais elle le vit. Et elle comprit. Un bref instant, elle se figea, atterrée, une expression d’incrédulité peinte sur les traits ; puis elle émit un petit cri terrifié et s’éloigna en courant. Reith bondit instantanément sur elle, lui plaqua sa main sur la bouche et la poussa contre le mur.

— Tais-toi ! chuchota-t-il. Ne fais pas de bruit ! Tu as compris ?

Elle le regardait avec hébétude, terrorisée. Il la secoua.

— Ne profère pas le moindre son ! Tu m’as compris ? Fais oui avec la tête !

Elle parvint à acquiescer et Reith libéra sa bouche.

— Ecoute ! poursuivit-il à voix basse. Et écoute attentivement ! Je suis un homme de la surface. On m’a enlevé pour me conduire ici. J’ai échappé à mes ravisseurs et, maintenant, je veux retourner là-haut. Tu m’entends ? (Elle ne répondit pas.) Est-ce que tu comprends ? Réponds !

De nouveau, il secoua sans ménagement ses frêles épaules.

— Oui.

— Sais-tu comment on peut rejoindre la surface ?

Détournant le regard, elle baissa la tête et considéra le sol. Reith jeta un coup d’œil du côté des cuisines. Si jamais l’un des marmitons entrait dans le réfectoire, tout était perdu. Il y avait aussi le Pnume qu’il avait failli rencontrer dans l’escalier. Qu’était-il devenu ? Et le balcon ! Il avait oublié le balcon ! Le cœur serré par la peur, il scruta les ombres de la voûte. Personne… Mais il ne pouvait demeurer là plus longtemps. Il agrippa le bras de la jeune fille.

— Viens ! Et rappelle-toi : je ne veux pas le moindre bruit ! Sinon, tu t’en repentiras.

Il la poussa vers l’entrée en longeant le mur. L’office était désert. Dans la cuisine, on était en train de moudre quelque chose et il y avait des tintements de casseroles. Aucun signe du Pnume.

— Monte l’escalier ! ordonna Reith à sa prisonnière.

Elle commença à protester. Il la bâillonna de nouveau de sa paume et l’entraîna en direction de l’escalier.

— Monte ! Si tu fais ce que je te dis, tu n’auras rien à craindre.

— Va-t’en ! murmura-t-elle d’une voix égale.

— M’en aller est le plus-cher de mes désirs ! répliqua Reith avec véhémence. Seulement, je ne sais pas par où passer.

— Je ne peux pas t’aider.

— Il le faudra bien. Maintenant, monte… Et vite !

Soudain, elle s’élança en courant dans l’escalier d’une allure si légère qu’elle paraissait flotter. Reith fut pris par surprise. Il se précipita à ses trousses mais elle le distança et, toujours courant, s’engagea dans l’une des galeries. En désespoir de cause, elle fuyait. Et Reith, tout aussi désespéré qu’elle, la poursuivait. Un peu plus loin, il la rattrapa et l’immobilisa contre la paroi. Elle haletait. Le Terrien inspecta le passage. Il n’y avait personne en vue, ce dont il éprouva un vif soulagement.

— Tu as envie de mourir ? murmura-t-il d’une voix sifflante à l’oreille de la jeune Pnumekin.

— Non !

— Alors, tu vas faire exactement ce que je te dirai de faire !

Il espérait que la menace suffirait à convaincre sa captive et, effectivement, le visage de celle-ci se défit tandis que ses yeux s’écarquillaient et se voilaient.

— Que veux-tu que je fasse ? demanda-t-elle enfin.

— D’abord, que tu me conduises dans un endroit tranquille où personne ne risquera de venir nous déranger.

Les épaules de la jeune fille s’affaissèrent. Elle se mit en marche.

— Où me conduis-tu ? s’enquit Reith avec méfiance.

— À la salle du châtiment.

À un moment donné, elle obliqua pour s’engager dans une galerie latérale débouchant sur une pièce circulaire. Elle s’approcha de deux cabochons de silex noir et, après avoir jeté un coup d’œil derrière elle, les enfonça telle une sorcière de conte de fées. Une ouverture béa. Elle la franchit, Reith sur ses talons. Alors, elle effleura un commutateur et un panneau s’éclaira, diffusant une lumière tamisée.

Tous deux se trouvaient sur un entablement dominant un précipice. Une sorte de derrick de guingois, monté sur des pattes d’insecte, surplombait l’abîme ténébreux. Une corde était fixée à l’extrémité de ce chevalet.

Reith contempla sa compagne. Elle lui rendit son regard en silence avec une indifférence qui était moitié peur et moitié entêtement. Le Terrien passa derrière la potence et se pencha précautionneusement au-dessus du gouffre. Un courant d’air froid le gifla. Il rebroussa chemin. La jeune fille était immobile et Reith songea que la soudaineté des événements l’avait plongée en état de choc. Il ôta le capuchon qui lui serrait le crâne. Elle se rencogna contre la paroi.

— Pourquoi est-ce que tu enlèves ton capuchon ?

— Parce qu’il me gêne, répondit Reith.

Son regard se détourna de lui, se perdit dans les ténèbres et elle s’enquit d’une voix sourde :

— Que veux-tu que je fasse ?

— Que tu me guides jusqu’à la surface le plus vite possible.

Comme elle ne répondait pas, Reith se demanda si elle l’avait entendu. Quand il essaya de la regarder dans les yeux, elle détourna la tête. Alors, il lui arracha sa capuche et se trouva en face d’un visage étrange et inquiétant. La bouche exsangue frémissait sous l’effet de la panique. Elle était plus âgée que ses formes à peine ébauchées ne le suggéraient. Sa physionomie était morne et son teint pâle, ses traits si réguliers qu’ils n’avaient aucune personnalité. Ses cheveux noirs, courts et emmêlés, collaient à son crâne comme une calotte. Elle paraissait anémique et neurasthénique, à la fois humaine et non humaine, féminine et en même temps asexuée.

— Pourquoi as-tu fait cela ? chuchota-t-elle.

— Pour rien de précis. Par curiosité, peut-être.

— C’est intime, souffla-t-elle en portant les mains à ses joues minces.

Reith, qui se moquait éperdument de sa pudeur, haussa les épaules.

— Je veux que tu me conduises à la surface.

— C’est impossible.

— Pourquoi ?

Elle ne répondit pas.

— Tu as peur de moi ? demanda le Terrien avec douceur.

— Moins que du trou.

— Là-bas ? Il est bien pratique.

Elle lui décocha un regard stupéfait.

— Tu me précipiterais dedans ?

Reith prit sa voix la plus menaçante :

— Je suis un fugitif et je veux regagner la surface.

— Je n’ose pas prendre le risque de t’aider. (Elle parlait d’une voix contenue et calme.) Les zuzhma kastchaï me puniraient ! (Elle se tourna vers le chevalement.) L’obscurité est une chose terrible. Nous la redoutons. Parfois, on coupe la corde et on n’entend plus jamais parler de la personne qui se trouvait au bout.

La réponse désarçonna Reith. Interprétant son silence comme une menace, elle reprit humblement :

— Même si j’étais prête à t’aider, comment le pourrais-je ? Je connais seulement le chemin de l’issue du Belvédère Bleu où je n’ai, d’ailleurs, pas le droit d’aller. (Et elle ajouta après réflexion :) À moins que je ne me déclare Gzhindra. Et, naturellement, toi, tu serais pris.

Le plan de Reith était mal parti.

— Alors, mène-moi vers une autre sortie.

— Je n’en connais pas d’autre. Ce sont là des secrets que l’on ne révèle pas à mon niveau.

— Approchons-nous de la lumière. Et regarde ceci.

Reith sortit le portefeuille, l’ouvrit et le déplia sous les yeux de la Pnumekin.

— Montre-moi l’endroit où nous sommes.

Elle baissa les yeux sur le document, poussa une exclamation étranglée et se mit à trembler.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Quelque chose que j’ai pris à un Pnume.

— Les Pnume sont les Maîtres des Cartes ! C’est mon arrêt de mort ! On me précipitera dans l’abîme !

— Je t’en prie ! Ne complique pas une affaire aussi simple ! Etudie ces plans, trouve un itinéraire et conduis-moi à la surface. Après, tu feras ce qu’il te plaira. Personne n’en saura rien.

Elle le regardait avec épouvante. Il la secoua.

— Qu’est-ce qui t’arrive ?

— J’ai vu les secrets, fit-elle dans un souffle. (Sa voix était atone.)

Reith n’était pas d’humeur à s’apitoyer. Tout cela était bien abstrait et bien irréel.

— D’accord… tu as vu les cartes. Le mal est fait. Maintenant, regarde-les de nouveau et trouve la route de la surface.

Une expression étrange se peignit sur l’étroit visage de la jeune fille et le Terrien se demanda si elle n’avait pas, en définitive, sombré dans la folie. Alors que tant de Pnumekin déambulaient dans les galeries, quelle providence narquoise l’avait-elle fait tomber sur une fillette émotionnellement instable ? Pour la première fois, elle vrilla ses yeux aux siens. Son regard était inquisiteur.

— Tu es un ghian !

— Il est exact que je vis à la surface.

— À quoi cela ressemble-t-il ? Est-ce que c’est terrible ?

— La surface de Tschaï ? Tout n’y est pas rose.

— Désormais, je suis condamnée à être une Gzhindra.

— Cela vaut mieux que de vivre dans le noir.

— Il faut que je rallie le ghaun, laissa-t-elle tomber sur un ton morne.

— Et le plus tôt sera le mieux ! Maintenant, regarde cette carte et montre-moi où nous sommes.

— Je ne peux pas ! gémit-elle. Je n’ose pas !

— Dépêche-toi ! ordonna Reith d’une voix tranchante. Ce n’est que du papier.

— Que du papier ! Cela grouille de secrets… de secrets de Classe Vingt. Mon esprit est trop petit !

Reith redoutait la crise de nerfs bien que la voix de la Pnumekin ne fût qu’un chuchotement monotone et doux.

— Pour devenir un Gzhindra, il faut gagner la surface. Pour gagner la surface, il faut trouver une sortie, et plus elle sera secrète mieux cela vaudra. Et nous disposons de cartes secrètes. C’est de la chance.

Elle se calma et lorgna même du côté du portefeuille.

— Comment t’es-tu procuré cela ?

— Je l’ai pris à un Pnume, répondit-il. Peux-tu lire ces symboles ?

— J’ai appris à lire.

Elle se pencha avec précaution sur les documents pour se rejeter aussitôt en arrière avec effroi dans un mouvement de répulsion.

Reith se contraignit à faire preuve de patience.

— Tu n’as jamais vu de cartes ?

— Je suis de niveau Quatre. Je connais les secrets de Classe Quatre. J’ai vu des cartes de Classe Quatre. Celle-ci est de Classe Vingt.

— Mais tu es capable de la déchiffrer ?

— Oui, fit-elle avec un âpre dégoût, mais je n’ose pas. Il faut être un ghian pour avoir l’idée d’étudier un document aussi puissant… (Sa voix faiblit.) Et encore plus pour le voler…

— Que fera le Pnume quand il s’apercevra de sa disparition ?

Elle se tourna vers le gouffre.

— Le noir, le noir, le noir… Je tomberai éternellement dans le noir.

Reith commençait à en avoir assez. Son interlocutrice ne semblait capable de s’intéresser qu’aux seules pensées qui naissaient dans sa cervelle. Il tenta d’attirer de nouveau son attention sur la carte.

— Que signifient les couleurs ?

— Les niveaux et les plates-formes.

— Et ces symboles ?

— Les portes, les entrées, les routes secrètes, les points de contact, les stations de communication, les rampes, les issues, les postes d’observation…

— Fais-moi voir où nous sommes.

À contrecœur, elle accommoda sa vision.

— Ce n’est pas sur cette feuille. C’est avant. Encore avant… Encore… Là ! (Précautionneusement, elle maintint son doigt à quelques centimètres du feuillet.) Ici ! La tache noire représente le trou et la ligne rose la corniche.

— Montre-moi l’itinéraire le plus direct menant à la surface.

— Cela devrait être… Laisse-moi regarder.

Reith eut un sourire lointain et rêveur : maintenant qu’elle ne pensait plus à ses malheurs, qui étaient bien réels, elle faisait preuve de passion, il fallait bien le dire. Elle avait même oublié que son visage était découvert.

— L’issue du Belvédère Bleu est ici. Pour y aller, il faudrait passer par ce latéral, puis emprunter la rampe orange pâle. Mais c’est un secteur où il y a beaucoup de monde et de nombreux barrages administratifs. Tu te ferais prendre et moi aussi, maintenant que j’ai vu les secrets.

Le sentiment de sa responsabilité et le remords effleurèrent un instant Reith, mais il chassa ces pensées. Un cataclysme avait bouleversé son existence et, comme une épidémie, il avait contaminé la petite Pnumekin. Peut-être songeait-elle à la même chose.

Elle lui jeta un coup d’œil en coulisse.

— Comment es-tu venu du ghaun ?

— Les Gzhindra m’ont descendu dans un sac. J’en suis sorti avant l’arrivée des Pnumekin. J’espère qu’ils concluront que les Gzhindra leur ont livré un sac vide.

— Alors qu’une des Grandes Cartes a disparu ? Jamais ceux des Abris n’y toucheraient. Les Zuzhma kastchaï[5] ne retrouveront pas le repos avant que nous soyons morts tous les deux.

— Je suis d’autant plus désireux de m’évader.

— Moi aussi, rétorqua-t-elle avec une simplicité naïve. Je n’ai pas envie d’être précipitée dans les Profondeurs.

Reith l’observa un moment, étonné qu’elle ne semble pas lui porter de rancune. C’était comme s’il avait surgi dans la vie de la jeune fille à l’instar d’une catastrophe naturelle – une tempête, un éclair qui foudroie, une inondation – contre quoi le ressentiment, les arguties et les supplications auraient été aussi vains les uns que les autres. Déjà, il notait un subtil changement d’attitude chez elle. Ce fut avec un peu moins de réticence qu’elle se remit à étudier la carte. Elle désigna une sorte de pâle Y bistre.

— Là, c’est la sortie des Falaises où les tractations commerciales avec les ghian s’effectuent. Je n’ai jamais été aussi loin.

— Peut-on s’y rendre ?

— En aucun cas. Les zuzhma kastchaï montent la garde pour empêcher les Dirdir d’entrer. Leur vigilance ne se relâche pas un seul instant.

Reith posa le doigt sur un autre Y bistre.

— Existe-t-il d’autres issues donnant en surface ?

— Oui. Mais s’ils croient que tu erres en liberté, ils établiront des barrages là, là et là… Toutes les issues seront bloquées, y compris celles de la section d’Exa.

— Eh bien, il faudra passer ailleurs. Rejoindre d’autres secteurs !

Elle grimaça.

— Je n’en connais aucun.

— Regarde la carte.

Elle obtempéra et son doigt courut le long de l’entrelacs des lignes. Toutefois, elle n’osait pas encore le poser directement sur le papier.

— Ici, je vois un chemin secret de Qualité Dix-huit. Il s’embranche au passage rejoignant le Parallèle Douze et raccourcit la route de moitié. À partir de là, on peut suivre n’importe quel boyau menant aux embarcadères.

Reith se leva et remit son capuchon.

— Est-ce que je ressemble à un Pnumekin ?

Elle lui jeta un coup d’œil bref et froid.

— Ton visage est étranger. Les intempéries du ghaun ont assombri ta peau. Frotte-toi la figure avec de la poussière.

Le Terrien obéit. Elle l’observait, impassible, et il aurait bien voulu savoir ce qu’elle avait dans le crâne. Elle s’était déclarée hors-caste, Gzhindra, sans paraître en souffrir exagérément. Etait-elle en train d’ourdir quelque astucieuse trahison ? « Trahison » était peut-être un terme impropre, se dit Reith. Elle n’avait pris aucun engagement envers lui, elle ne lui devait aucune loyauté – bien au contraire ! Aussi, comment la contrôlerait-il lorsqu’ils se seraient engagés dans les galeries ? Il la dévisageait avec insistance et la nervosité finit par la gagner.

— Pourquoi me regardes-tu de cette façon ?

Reith lui tendit le portefeuille bleu.

— Cache ça sous ta cape pour qu’on ne le voie pas.

Elle eut un sursaut d’épouvante.

— Non !

— Il le faut.

— Je n’oserai pas. Les zuzhma kastchaï…

— Dissimule les cartes sous ton vêtement, insista le Terrien sans hausser le ton. Je suis un homme désespéré et je ne me laisserai arrêter par rien pour regagner la surface.

Elle prit le portefeuille d’une main flasque, se retourna et, après avoir jeté un coup d’œil méfiant à Reith par-dessus son épaule, elle le fourra sous sa houppelande.

— Maintenant, allons-y ! grogna-t-elle. Si nous nous faisons prendre, c’est la vie. Même dans mes cauchemars, je n’avais jamais imaginé que je pourrais être une Gzhindra.

Elle ouvrit la porte et inspecta la salle circulaire.

— La voie est libre. Souviens-toi de marcher sans bruit et de ne pas te pencher en avant. Nous allons être obligés de passer par la Jonction de Fêr où il y aura des gens vaquant à leurs occupations. Les zuzhma kastchaï sont partout. Si nous en rencontrons un, arrête-toi et mets-toi dans l’ombre ou tourne-toi vers le mur en signe de déférence. C’est comme cela qu’il faut se comporter. Ne fais pas de mouvements précipités et n’agite pas les bras.

Elle entra dans la salle ronde et s’enfonça dans la galerie, précédant de cinq ou six pas Reith, qui s’efforçait d’imiter l’allure des Pnumekin. Il avait beau avoir obligé la jeune fille à se charger des cartes, il était à sa merci. Elle pourrait se précipiter en hurlant sur le premier Pnumekin qu’ils croiseraient et s’en remettre à la mansuétude des Pnume… L’avenir était imprévisible.

Ils parcoururent quelques centaines de mètres, gravirent une rampe, en descendirent une autre et s’engagèrent dans un boyau maître. Tous les six mètres, des portes étroites s’ouvraient dans le rocher ; chacune était flanquée d’un piédestal cannelé au socle plat et poli dont la fonction échappait totalement à Reith. Enfin, le boyau s’élargit et ce fut la Jonction de Fêr, vaste hall hexagonal dont la voûte était assise sur douze piliers de marbre lustré. Tout autour, dans de petites niches obscures, des Pnumekin écrivaient sur des registres ou tenaient de vagues conciliabules, apparemment peu concluants, avec des congénères.

La fille se dirigea sur le côté et fit halte. Reith l’imita. Elle lui jeta un coup d’œil, puis, l’air songeur, se tourna vers un Pnumekin de haute taille, l’air égaré, qui se tenait au milieu de la salle dans une attitude de vigilance inhabituelle. Le Terrien se glissa dans l’ombre d’une colonne et observa sa compagne.

L’expression de celle-ci était indéchiffrable, mais le Terrien se doutait qu’elle revivait les circonstances qui avaient bouleversé sa morne existence, et il se rendait compte que sa propre vie dépendait de l’équilibre des terreurs qui habitaient la fille : d’un côté, l’abîme sans fond ; de l’autre, le vent et les cieux cendreux de la surface.

À pas lents, elle rejoignit Reith derrière la colonne. Pour le moment, tout du moins, elle avait pris sa décision.

— Ce grand homme, là-bas… c’est un Écoutant[6]. Tu vois comme il observe tout ? Rien ne lui échappe.

Le Terrien, immobile, contempla un bon moment l’Écoutant. Plus le temps passait, moins il était chaud pour traverser le hall. Dans un murmure, il demanda à la fille :

— Connais-tu une autre route conduisant aux embarcadères ?

Elle réfléchit. Maintenant qu’elle s’était faite à l’idée de fuir, sa personnalité avait subi une transformation. Elle était plus réaliste – comme si le danger l’avait arrachée à l’inversion onirique de son existence antérieure.

— Je crois qu’il y a, effectivement, un chemin détourné qui passe par les salles de travail. Mais cela nous rallongerait et il y a d’autres Écoutants.

— Humph…

Reith observa de nouveau l’Écoutant de la Jonction de Fêr.

— Regarde, fit-il au bout d’un instant. Il se tourne tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre. Quand il nous tournera le dos, j’irai jusqu’à la colonne suivante et tu me suivras.

Au bout de quelques instants, l’Écoutant pivota sur lui-même. Reith se précipita vers le pilier de marbre le plus proche. La petite Pnumekin lui emboîta le pas avec un soupçon d’hésitation – telle fut du moins l’impression du Terrien. À présent, celui-ci ne pouvait risquer le moindre coup d’œil sans attirer l’attention de l’Écoutant.

— Dis-moi quand il regardera de l’autre côté, souffla-t-il.

— Ça y est !

Reith recommença la même manœuvre et, se dissimulant derrière une théorie de Pnumekin qui avançaient d’un pas compassé et faisaient écran, il poussa jusqu’à la colonne d’après. Il ne restait plus qu’un intervalle à franchir. L’Écoutant se retourna brusquement et Reith se colla précipitamment derrière le pilier. C’était un mortel jeu de cache-cache. D’un boyau latéral émergea un Pnume qui avançait à pas lents.

— Le Censeur Silencieux ! chuchota la fille. Attention !

Et elle s’éloigna, la tête baissée, comme plongée dans d’abstraites pensées. Le Pnume fit halte à moins de quinze mètres de Reith, qui lui tourna le dos. Encore quelques enjambées et ce serait le corridor. Ses épaules se contractèrent. Impossible de demeurer plus longtemps debout à l’abri du pilier. Il se mit en marche avec l’impression que tous les regards convergeaient sur lui. À chaque pas, il s’attendait à entendre un cri de fureur, un appel d’alarme. Le silence était oppressant et il avait toutes les peines du monde à résister à la tentation de regarder derrière lui. Enfin, il atteignit l’entrée de la galerie. Alors, il se retourna précautionneusement – et son regard se vrilla à celui du Pnume. Le cœur battant, il continua d’avancer sans se presser. La fille était déjà loin. Il la héla à mi-voix :

— Cours ! Il faut que tu trouves le passage de Qualité Dix-huit.

Elle lui décocha un coup d’œil stupéfait.

— Le Censeur Silencieux est tout près. Je n’ai pas le droit de courir. S’il me voyait, il conclurait que j’ai une conduite malséante.

— Tant pis pour le décorum ! Trouve l’issue le plus vite possible.

Elle accéléra l’allure et Reith lui emboîta le pas. Après avoir parcouru une cinquantaine de mètres, il se retourna de nouveau. Nul ne les suivait.

La Pnumekin s’arrêta net devant un embranchement.

— Je pense qu’il faudrait prendre à gauche mais je n’en suis pas sûre, fit-elle.

— Consulte la carte.

Avec un profond dégoût, elle sortit le portefeuille de sous sa houppelande et, incapable d’en faire davantage, le tendit à Reith comme s’il lui brûlait les mains. Le Terrien tourna les pages jusqu’à ce qu’elle lui dise d’arrêter. Tandis qu’elle étudiait le tracé polychrome, il jeta un nouveau coup d’œil derrière lui. Très loin, à l’endroit où le boyau débouchait sur la Jonction de Fêr, il distingua une silhouette et, tous les nerfs à vif, pressa sa compagne de se dépêcher.

— Il faut prendre à gauche. Ensuite, il y a une Marque Deux-Un-Deux, de la céramique bleue. Style Vingt-Quatre… Il faut que je regarde la légende. Voilà ! Quatre points de pression. Trois… Un… Quatre… Deux.

— Vite ! jeta Reith entre ses mâchoires crispées.

Surprise, elle se retourna.

— Zuzhma kastchaï !

S’efforçant d’imiter le maintien des Pnumekin, le Terrien examina les profondeurs du passage. Le Pnume avançait lentement, avec une certaine désinvolture, pensa Reith, qui se remit en marche pour rattraper la fille. Elle comptait les chiffres marqués en bas du mur :

— Soixante-quinze… quatre-vingts… quatre-vingt cinq…

Reith tourna la tête. À présent, c’étaient deux silhouettes qui avançaient dans le boyau : un Pnume avait surgi de Dieu sait où.

— Cent quatre-vingt quinze… deux cents… deux cent cinq…

Le carreau bleu, recouvert d’un vernis ancien, n’était qu’à trente centimètres du sol. La fille trouva les points de pression. Elle les effleura. Le contour d’une porte se matérialisa. Et la porte s’ouvrit.

La Pnumekin se mit à trembler.

— C’est un passage de Qualité Dix-huit. Je n’ai pas le droit d’entrer.

— Le Censeur Silencieux nous suit.

Elle soupira profondément et franchit la porte. Ils se trouvaient dans un étroit boyau obscur imprégné d’une odeur vaguement fétide que Reith avait appris à associer aux Pnume.

La porte se referma. La fille souleva un petit volet et colla son œil à la lentille d’un judas.

— Le Censeur Silencieux approche. Il soupçonne une conduite malséante et souhaite prononcer un châtiment… Non ! Ils sont deux ! Il a appelé un Gardien !

Elle était rigide, l’œil pressé contre le mouchard. Reith était sur des charbons ardents.

— Que font-ils ?

— Ils examinent le couloir. Ils sont surpris de ne pas nous voir.

— Ne restons pas là. Pas la peine de les attendre !

— Le Gardien connaît sûrement ce passage. S’ils entrent…

— Inutile d’y penser.

Reith se mit en marche et elle le suivit. Ils devaient faire un couple bien étrange, se disait-il, à se mouvoir ainsi dans l’obscurité avec leurs houppelandes noires aux plis flottants, leurs capuchons rabattus sur la figure. La petite Pnumekin ne tarda pas à se fatiguer et le fait qu’elle se retournait tout le temps ralentissait encore son allure. Soudain, elle poussa un rauque soupir de résignation et s’arrêta.

— Ils sont entrés dans la galerie.

Reith se retourna. La porte bâillait et les deux Pnume se découpaient en ombres chinoises. Pendant quelques secondes, ils restèrent immobiles, telles d’insolites et sombres poupées, puis s’ébranlèrent brusquement.

— Ils nous ont vus, soupira la fille en baissant la tête. Ce sera la fosse… Eh bien soit ! Il ne nous reste plus qu’à aller à leur rencontre. En toute humilité.

— Colle-toi contre le mur et ne bouge pas. Laissons-les venir à nous. Ils ne sont que deux.

— Tu ne pourras rien contre eux.

Reith ne releva pas les propos. Il ramassa un fragment de rocher gros comme le poing qui était tombé de la voûte et se redressa pour attendre les Pnume.

— Tu ne pourras rien faire, répéta-t-elle d’une voix larmoyante. Il faut avoir un comportement humble et placide…

Les Pnume s’approchaient rapidement d’une démarche saccadée et leur blanche mâchoire inférieure en galoche palpitait. Ils s’arrêtèrent à trois mètres du couple plaqué contre la paroi. Pendant trente secondes, aucun ne bougea, aucun ne proféra un son. Enfin, le Censeur Silencieux leva lentement son bras maigre et pointa deux doigts osseux sur Reith et sa compagne.

— Revenez !

Le Terrien se garda de bouger. La fille, bouche bée, avait le regard éperdu.

— Revenez ! répéta le Pnume d’une voix à la fois gutturale et flûtée.

Elle commença à avancer, vacillant sur ses jambes. Reith conserva son immobilité.

Les Pnume, apparemment médusés, contemplaient le Terrien. Ils échangèrent quelques mots dans un murmure nasillard et le Censeur Silencieux reprit :

— Viens !

— Tu es le spécimen qui manquait à la livraison, fit le Gardien dans un murmure presque inaudible.

Le Censeur Silencieux s’approcha à pas feutrés et tendit le bras. Reith lança de toutes ses forces le morceau de rocher, qui atteignit la créature en pleine face. Quelque chose craqua et elle battit en retraite en chancelant jusqu’au mur. Là, elle s’immobilisa sans cesser de se contorsionner et de lever les jambes l’une après l’autre de la manière la plus excentrique qui soit. Le Gardien poussa une exclamation enrouée et se rua en avant.

Faisant un saut de côté, Reith détacha sa cape et, avec un moulinet insensé, il en coiffa le Pnume. Tout d’abord, la créature ne parut pas y prêter attention et continua d’avancer, les bras tendus. Puis elle se mit à piétiner sur place. Se mouvant avec précaution, le Terrien tourna autour d’elle, cherchant à percer sa garde. Tous deux virevoltaient en silence comme dans un ballet grotesque. Le Censeur Silencieux observait la scène avec indifférence. Reith empoigna le bras du Gardien : il eut l’impression de serrer un tube de fer. Deux doigts aux extrémités acérées labourèrent le visage du Terrien, qui n’éprouva aucune douleur. Exerçant une poussée, il projeta le Pnume contre le mur. Le Gardien rebondit et repartit vivement à l’assaut. Reith frappa le long visage blême. Il était dur et froid. Cet être était doué d’une force surhumaine. Il fallait éviter qu’il se saisisse de lui car il serait alors en difficulté. S’il se servait de ses poings, il ne réussirait qu’à se rompre les os.

Pas à pas, le Gardien avançait, les jambes ployées. Reith se laissa tomber à terre et projeta sa jambe en avant, visant le pied de son adversaire dans l’espoir de le faire trébucher. Et le Pnume s’écroula. Le Terrien se jeta aussitôt en arrière, redoutant l’attaque du Censeur Silencieux. Mais ce dernier, appuyé au mur, contemplait gravement la bataille avec le détachement d’un simple curieux. Ce comportement étonnant détourna l’attention de Reith et le Gardien agrippa sa cheville avec ses orteils tout en lançant son autre jambe, dont l’allonge était stupéfiante, en direction de la gorge du Terrien. Celui-ci balança un coup de talon, visant l’aine. Il aurait aussi bien pu avoir frappé l’embranchure d’un arbre : le seul résultat fut une foulure. Les orteils de l’autre se nouèrent autour de son cou. Reith lui prit la jambe à pleines mains et la tordit en faisant levier. Le Pnume roula sur lui-même et retomba sur le dos. Reith lui immobilisa la tête et effectua une brutale torsion. Quelque chose – un os ou une membrane rigide – céda comme du caoutchouc, puis craqua, et le Gardien se mit à gesticuler, pris de spasmes frénétiques. Il réussit à se remettre debout et, la tête de guingois, s’éloigna à petits bonds dans le couloir. Il heurta le Censeur Silencieux, qui s’affala. Mort ? Les yeux de Reith s’exorbitèrent. Il était mort ! Et l’autre aussi.

Le Terrien s’adossa au mur, cherchant à reprendre sa respiration. Partout où le Gardien l’avait touché, il y avait des ecchymoses. Il avait le visage en sang, le coude luxé, le pied foulé… mais les deux Pnume étaient morts. Un peu plus loin, la petite était recroquevillée sur elle-même, dans une sorte de transe provoquée par le choc. Reith s’approcha d’elle d’un pas mal assuré et lui posa la main sur l’épaule.

— Je suis vivant. Tu es vivante.

— Tu as la figure pleine de sang !

Reith s’essuya avec le bord de sa houppelande et alla examiner les cadavres. Serrant les lèvres, il entreprit de les fouiller mais ne trouva rien d’intéressant.

— Il me semble que le mieux est de nous remettre en route, dit-il.

Elle pivota sur ses talons et s’engagea dans le boyau. Reith la suivit. Les corps des Pnume restèrent dans la pénombre.

— Es-tu fatiguée ? demanda Reith à sa compagne, remarquant qu’elle traînait la jambe.

Tant de sollicitude surprit la Pnumekin, qui lui adressa un regard méfiant.

— Non.

— Eh bien, moi, je le suis. Nous allons nous reposer un peu.

Il s’assit par terre en gémissant. Après un instant d’hésitation, elle s’accroupit d’un air compassé au milieu de la galerie et le Terrien la considéra avec perplexité. Elle avait totalement oublié la bataille avec les Pnume – elle en donnait, tout du moins, l’impression – et son visage perdu dans l’ombre était très calme. C’était ahurissant. Son existence était bouleversée, son avenir devait lui apparaître comme une terrible succession de points d’interrogation et pourtant elle était impassible, la physionomie aussi vide que celle d’une marionnette, sans paraître le moins du monde catastrophée.

— Pourquoi me regardes-tu comme cela ? demanda-t-elle doucement.

— J’étais en train de me dire que, compte tenu des circonstances, tu as l’air remarquablement détachée.

Elle ne répondit pas tout de suite. Enfin, sa voix s’éleva dans l’épais silence :

— Je dérive au gré du courant de la vie. Pourquoi me préoccuperais-je de savoir où il m’entraîne ? Exprimer des préférences serait faire preuve d’effronterie. La vie, après tout, est un privilège réservé à un petit nombre.

Reith s’appuya au mur.

— À un petit nombre ? Comment cela ?

La question parut la mettre mal à l’aise. Ses doigts pâles se crispèrent.

— J’ignore comment les choses se passent dans le ghaun. Peut-être pensez-vous autrement. Dans les Abris[7], les femmes-mères engendrent douze fois, et il n’y a que la moitié de leur descendance – parfois moins – qui survive… (Elle poursuivit sur un ton méditatif et didactique :) J’ai entendu dire que toutes les femmes du ghaun sont des femmes-mères. Est-ce vrai ? Je ne peux y croire. Si chacune accouchait douze fois, et même si la moitié de leur progéniture était précipitée dans l’abîme, le ghaun grouillerait de chair vivante. Cela semble insensé. (Et elle ajouta, sautant du coq à l’âne :) Je suis contente car je ne serai jamais une femme-mère.

— Comment peux-tu le savoir ? fit Reith, intrigué. Tu es encore jeune.

Une grimace – peut-être d’embarras – déforma les traits de la Pnumekin.

— Tu ne vois donc pas ? Ai-je l’air d’une femme-mère ?

— Je ne sais pas à quoi ressemblent tes femmes-mères.

— Leurs hanches et leurs poitrines sont volumineuses. Ce n’est pas comme cela pour les mères ghian ? Certains prétendent que les Pnume choisissent celles qui seront femmes-mères et qu’ils les mettent à la crèche. Elles restent dans le noir et font des petits.

— Toutes seules ?

— En compagnie des autres mères.

— Et les pères ?

— Il n’en est pas besoin. Dans les Abris il n’y a rien à craindre. Toute protection est inutile.

Un bizarre soupçon commençait à se faire jour dans l’esprit de Reith.

— À la surface, dit-il, il en va un peu différemment.

Elle se pencha en avant et, pour une fois, Reith discerna une certaine animation en elle.

— Je me suis toujours demandé comment on vit dans le ghaun. Qui choisit les femmes-mères ? Où se reproduisent-elles ?

Le Terrien éluda la question.

— C’est assez compliqué. Je suppose que, en temps voulu, tu te feras une idée du problème si tu vis assez longtemps pour cela. À propos, je m’appelle Adam Reith. Quel est ton nom ?

— Mon « nom »[8] ? Je suis une femelle.

— Oui, mais quel est ton nom personnel ?

Elle réfléchit.

— Sur les registres, les personnes sont désignées en fonction du groupe, de l’aire et de la zone. Mon groupe est celui de Zith, mon aire est celle d’Athan et je suis de la zone de Pagaz. Mon numéro est 210.

— Zith Athan Pagaz 210… Zap 210 ! C’est un peu maigre comme nom mais il te va quand même.

Elle ne réagit pas au ton de plaisanterie de Reith.

— Dis-moi comment vivent les Gzhindra.

— J’en ai vu deux aux aguets dans la friche. Ils ont inondé la chambre où je dormais d’un gaz soporifique. Je me suis réveillé enfermé dans un sac. Ils m’ont descendu au fond d’un puits. Voilà tout ce que je sais des Gzhindra. Il doit y avoir des modes d’existence préférables.

Maintenant qu’il la connaissait un peu mieux, Reith comprit que Zap 210 était désapprobatrice quand elle répliqua :

— Après tout, ce sont des personnes, pas des créatures sauvages.

Il ne trouva rien à rétorquer. Elle était d’une telle innocence que le moindre élément d’information ne pourrait que la troubler et la bouleverser.

— Tu vas trouver de nombreuses espèces de gens à la surface.

— C’est très étrange, fit-elle d’une voix brouillée. Tout a changé d’un seul coup. (Elle scruta les ténèbres.) Les autres vont se demander où je suis partie. Il faudra que quelqu’un fasse mon travail.

— Que faisais-tu ?

— J’apprenais la bienséance aux enfants.

— Et pendant tes loisirs ?

— Je cultivais les cristaux.

— Parlais-tu avec tes amies ?

— Quelquefois, dans le dortoir.

— Avais-tu des amis parmi les hommes ? Dans l’ombre de son capuchon, elle leva les yeux avec mécontentement.

— Il est malséant de parler aux hommes.

— Tu es assise à côté de moi. Est-ce malséant ?

Elle garda le silence. L’idée ne lui en était sans doute pas encore venue, songea Reith. Désormais, elle se considérait comme une femme déchue.

— À la surface, les choses sont différentes, Parfois, elles deviennent très malséantes. Le tout, ce sera de survivre assez longtemps pour y parvenir.

Il prit le portefeuille bleu et, comme mue par un réflexe, Zap 210 se rejeta en arrière. Reith ne prêta pas attention à ce mouvement de répulsion. Plissant les paupières pour mieux voir dans la mauvaise lumière, il examina l’enchevêtrement des lignes colorées et posa un doigt hésitant sur le feuillet.

— J’ai l’impression que c’est ici que nous nous trouvons.

Zap 210 ne répondit pas. Reith, que la fatigue rendait nerveux, s’apprêta à lui reprocher son indifférence, mais il tint sa langue, se rappelant que, si elle était là, c’était à son corps défendant. Elle ne méritait ni réprimandes ni ressentiment. Il avait adopté une ligne d’action qui le rendait responsable de sa compagne. Il exhala un grognement de contrariété, soupira profondément et reprit de sa voix la plus courtoise :

— Si je me rappelle bien, ce passage va par là… (Son doigt glissa)… et aboutit à cette avenue rose. Est-ce que je me trompe ?

Elle jeta un regard de côté à la carte.

— Non. C’est un itinéraire très secret. Comme tu vois, il relie Athan à Zaltra. Autrement, il faudrait faire un grand détour et passer par le Carrefour de Feï’erj. (Elle se pencha avec réticence et approcha son doigt à quelques centimètres du vélin.) Cette marque grise, c’est l’endroit où nous voulons nous rendre : l’embarcadère situé à l’extrémité d’approvisionnement. Par Feï’erj, ce serait impossible car la route traverse les dortoirs et les tréfileries.

Reith contempla avec regret les petits cercles rouges figurant les points de sortie.

— Ils semblent si proches ! Si faciles à atteindre !

— Ils seront sûrement gardés.

— Cette grande ligne noire… qu’est-ce que c’est ?

— Le canal commercial. Et c’est la meilleure route pour quitter la Zone de Pagaz.

— Et cette tache vert clair ?

Elle regarda et son souffle s’accéléra.

— La voie de la Perpétuation. Un secret de Classe Vingt !

Elle se rassit, le menton sur les genoux, et Reith se replongea dans les cartes. Mais bientôt, sentant le regard de la jeune Pnumekin posé sur lui, il releva la tête. Elle l’observait intensément.

— Pourquoi es-tu un spécimen si important ? demanda-t-elle après avoir passé la langue sur ses lèvres exsangues.

— Je ne sais même pas pourquoi je suis un « spécimen ». Ce qui n’était pas tout à fait l’expression de la vérité.

— Ils te veulent pour la Perpétuation. Es-tu d’une race étrangère ?

— Oui, en un sens. (Il se remit péniblement debout.) Es-tu prête ? Il vaudrait mieux repartir.

Elle se leva sans protester et ils se remirent en marche. Au bout d’un kilomètre et demi, le passage s’achevait sur un mur blanc au milieu duquel se détachait une porte de fer noire. Zap 210 colla l’œil au judas.

— Il y a un chariot qui passe. Je vois des gens à proximité. (Elle se tourna vers Reith et ordonna d’une voix sévère :) Baisse la tête et tire sur ton capuchon. Marche doucement en gardant tes pieds rectilignes. (Elle se pencha de nouveau pour inspecter les lieux, posa la main sur le loquet et ouvrit la porte.) Vite ! Avant qu’on nous voie.

Ils s’introduisirent à la dérobée dans une large galerie voûtée aux parois de pegmatite piquée d’énormes tourmalines qui, excitées par quelque mystérieux procédé, dégageaient une fluorescence rose et bleue.

Reith suivait Zap 210 à distance respectueuse. À une cinquantaine de mètres d’eux, un chariot bas chargé de sacs roulait sur ses lourdes roues noires. On entendait quelque part un bruit de marteau façonnant du métal et des crissements dont le Terrien était incapable d’identifier la source.

Ils marchèrent ainsi pendant dix minutes. À quatre reprises, ils croisèrent des Pnumekin, qui détournèrent leurs visages encapuchonnés, perdus dans une méditation dont Reith était incapable d’imaginer l’objet.

La pegmatite lustrée céda brusquement la place à de la hornblende noire et polie, veinée de quartz blanc dont le réseau enveloppait la sombre matrice, fruit d’un travail plusieurs fois séculaire. Au delà, la galerie se réduisait à un minuscule ovale tronqué qui, ensuite, s’évasait insensiblement. Derrière s’étendait un vide obscur.

Ils s’engagèrent dans cet orifice et émergèrent sur un entablement surplombant une étendue si ténébreuse qu’elle faisait penser au néant de l’espace. La péniche arrimée au quai, à leur droite, paraissait flotter dans l’air. Reith comprit que ce néant obscur était un lac souterrain. Une demi-douzaine de Pnumekin était en train d’empiler nonchalamment des ballots sur la péniche.

Le Terrien rejoignit Zap 210, qui s’était tapie dans un pan d’ombre. Le trouvant trop près d’elle pour son goût, elle s’écarta délicatement de quelques centimètres.

— Et maintenant ? demanda Reith.

— Je vais monter à bord. Tu me suivras. N’adresse la parole à personne.

— On nous laissera faire ? On ne nous chassera pas ?

Elle lui décocha un regard dépourvu d’expression.

— Il y a des gens qui voyagent en péniche. Pour connaître les tunnels lointains.

— Ah ! Les Pnumekin ont donc la fièvre des voyages ? Comme ça, ils aiment faire du tourisme dans les tunnels !

La jeune fille le dévisagea de nouveau d’un air toujours aussi indéchiffrable.

— As-tu déjà fait une croisière en péniche ? voulut-il savoir.

— Non.

— Comment peux-tu savoir où va celle-ci ?

— Elle va vers le nord, vers les Aires. Elle ne peut aller nulle part ailleurs. (Zap 210 fouilla l’ombre du regard.) Suis-moi et marche avec bienséance.

La tête baissée, elle longea le quai, se mouvant comme dans un rêve. Reith attendit quelques instants et imita son exemple.

S’arrêtant devant la péniche, Zap 210 contempla distraitement l’étendue noire et vide, puis, comme si elle pensait à tout autre chose, monta à bord de l’embarcation. Aussitôt, elle se dirigea vers le bord opposé au quai et se dissimula au milieu des ballots.

Reith fit comme elle. Les Pnumekin qui travaillaient sur le quai, absorbés par leurs préoccupations personnelles, ne lui prêtèrent aucune attention. Une fois sur le pont de la péniche, le Terrien, incapable de se contrôler, accéléra le pas et se précipita vers la cachette où s’était tapie Zap 210, qui, tendue comme un câble, surveillait les dockers.

Petit à petit, elle se détendit.

— Ils sont de mauvaise humeur. Sinon, ils nous auraient remarqués. Est-ce que les ghian font toujours des bonds en se dandinant quand ils se déplacent ?

— Je n’en serais pas autrement étonné, répondit Reith. Mais tout s’est bien passé. La prochaine fois…

Il s’arrêta net. Une silhouette sombre était debout au bout du quai. Lentement, elle s’approcha de la péniche.

— C’est un Pnume, chuchota Reith quand elle pénétra dans la zone éclairée.

Zap 210, immobile, ne proféra pas un mot. La créature approchait sans prêter attention aux dockers, qui ne lui jetèrent même pas un regard. Elle fit halte devant l’embarcation.

— Il nous a vus, murmura la fille.

Reith, abattu, couvert d’ecchymoses, douloureuses, les membres gourds et plombés par la fatigue, était dans l’incapacité de survivre à un nouveau combat.

— Sais-tu nager ? demanda-t-il à voix basse à Zap 210.

Elle poussa une exclamation d’horreur et son regard erra sur l’étendue vide et noire :

— Non !

Le Terrien chercha une arme – un gourdin, un croc, une corde… Il ne trouva rien.

Le Pnume sortit de leur champ de vision. Quelques instants plus tard, la péniche oscilla sous son poids.

— Enlève ton manteau !

Le Terrien ôta sa propre houppelande, en fit une boule au milieu de laquelle il dissimula le portefeuille et fourra le tout dans un interstice entre deux balles. Zap 210 était debout, immobile.

— Enlève ton manteau ! répéta-t-il.

Comme elle se mettait à sangloter, il lui plaqua la main sur la bouche.

— Vite !

Il entreprit de dénouer le cordonnet fermant le col de la houppelande de sa compagne. Sa main frôla le menton de celle-ci. Il sentit qu’elle tremblait. Il lui arracha sa cape et la dissimula dans la cachette improvisée. Maintenant, la petite Pnumekin était presque accroupie et, malgré tout ce que la situation avait de critique, Reith eut de la peine à résister au fou rire qui s’emparait de lui au spectacle de cette grêle silhouette adolescente coiffée d’un grand capuchon noir.

— Ecoute-moi bien, fit-il d’une voix rauque. Je ne pourrai pas te le répéter deux fois. Je vais me mettre à l’eau. Tu en feras autant, tout de suite après. Tu n’auras qu’à t’accrocher à mes épaules et à garder ta tête au-dessus de la surface. Surtout, ne fais pas d’éclaboussures et ne te débats pas. Tu seras en sécurité.

Sans attendre qu’elle acquiesce, il se laissa glisser le long de la coque. Son corps s’enfonça dans l’eau froide, qui lui fit l’effet d’un brûlant anneau de glace. Zap 210 n’eut qu’un instant d’hésitation : à son tour, elle passa par-dessus bord, sans doute – et uniquement – parce qu’elle avait encore plus peur du Pnume que de ce vide aquatique. Elle eut un hoquet quand ses jambes touchèrent l’eau.

— Vite ! siffla Reith.

Ses mains s’accrochèrent aux épaules du Terrien et, prise de panique, elle noua ses bras autour de son cou.

— Doucement ! Baisse la tête !

Il la fit glisser sous le plat-bord et empoigna une console. Là, ils étaient pratiquement invisibles. À moins que quelqu’un – ou quelque chose – ne se penche au-dessus de l’eau.

Une demi-minute s’écoula. Le froid engourdissait les jambes de Reith. Zap 210, cramponnée à ses épaules, avait son menton contre son oreille et il entendait ses dents claquer. Le corps gracile collé contre le sien emprisonnait des poches d’eau tiède qui se défaisaient dès que l’un ou l’autre bougeait. Un jour, quand il était petit, Reith avait sauvé un chat qui se noyait ; comme Zap 210 maintenant, l’animal s’était accroché à lui avec l’énergie du désespoir, faisant naître chez l’enfant qu’il était alors un besoin de protection extraordinairement intense. La même soif de vie élémentaire émanait de leurs deux corps trempés qu’habitait l’épouvante… Le silence, les ténèbres, le froid… Dans l’eau jusqu’au cou, ils écoutaient.

Un léger bruit s’éleva : un tapotement d’orteils calleux sur le pont de l’embarcation. Cela s’arrêta, recommença, s’arrêta de nouveau. Maintenant, la chose était juste au-dessus d’eux. Levant les yeux, Reith distingua des doigts de pied crispés sur la tranche du plat-bord. Prenant la main de Zap 210, il la guida jusqu’à la console. Quand elle fut en sécurité, il se retourna pour faire face à la péniche.

Des rides graisseuses palpitaient autour de lui ; des reflets luisaient et s’évanouissaient.

De nouveau, les orteils du Pnume cliquetèrent sur le pont. La créature changeait de position. Un rictus affreux découvrit les dents de Reith. Il lança son bras droit en avant. Sa main se referma sur une cheville mince et dure. Il tira. Le Pnume exhala un croassement d’effroi. Et bascula. Pendant un bref instant, il s’immobilisa, faisant avec la péniche un angle invraisemblable, presque à l’horizontale, ne se maintenant que par la force de ses orteils. Puis il tomba à l’eau.

Zap 210 agrippa Reith.

— Il ne faut pas qu’il te touche ! Il te déchirerait.

— Est-ce qu’il peut nager ?

— Non, répondit-elle sans cesser de claquer des dents. Il est lourd. Il va couler.

— Grimpe sur mon dos, attrape le plat-bord et remonte sur le pont.

Elle passa derrière lui avec précaution, posa ses pieds sur ses épaules et se hissa le long de la coque. Reith se livra péniblement au même exercice et se laissa choir sur le pont, complètement épuisé.

Mais il ne tarda pas à se relever et il jeta un coup d’œil du côté du quai. Les Pnumekin étaient toujours au travail.

Il se tapit de nouveau dans l’ombre des balles. Zap 210 n’avait pas bougé. Sa tunique moulait étroitement son corps d’éphèbe. Elle n’était pas sans grâce, songea Reith. Voyant qu’il l’observait, elle se blottit contre les sacs.

— Enlève ce vêtement et mets ta cape, lui suggéra le Terrien. Tu auras plus chaud.

Elle lui adressa un regard de détresse. Reith ôta ses propres vêtements trempés. Alors, presque aussi horrifiée que lorsque le Pnume s’était approché, elle pivota brusquement sur elle-même. Reith trouva encore suffisamment d’énergie pour sourire d’un sourire amer. Lui tournant le dos, elle s’enveloppa de sa houppelande et se débrouilla, Dieu sait comment, pour retirer sa tunique.

La péniche se mit à trépider et à tanguer. Reith tendit le cou. Le quai s’éloignait. Bientôt, ce ne fut plus qu’une oasis de lumière au milieu de ténèbres de poix. Devant eux, très loin, palpitait une faible lueur bleue en direction de laquelle l’embarcation glissait silencieusement.

Ils étaient partis, laissant derrière eux la Zone de Pagaz et la voie de la Perpétuation. Devant eux, l’obscurité et les Aires Septentrionales.